Partie 1
LUDWIG VAN
Chapitre 1
Je m’appelle Ludwig Van. En deux mots, avec deux majuscules. Je ne sais pas vraiment d’où il vient ce nom là. Je crois que mes parents l’ont vu sur une vieille affiche de cinéma de mon grand père. Il en faisait la collection, il en avait même des années 1900 ! Ils pensent que c’était l’acteur principal. Longtemps j’ai trouvé ce prénom ridicule alors par défi, par opposition à mes parents, en pleine crise d’adolescence, je me faisais appeler autrement. Aujourd’hui je m’y suis habitué alors à quoi bon en chercher l’origine ? Et puis ça colle avec ma philosophie de la vie.
J’ai à peu près 20 ans. J’ai décidé d’oublier la date de mon anniversaire quand j’ai trouvé mon tout premier cheveu blanc. Alors voilà, je ne sais pas mon âge. Ça non plus ça n’est pas grave. A quoi ça sert aux gens de savoir mon âge ? J’aime bien l’idée d’imposer ma philosophie de l’à peu près. C’est comme ma maison : je l’ai choisie parce qu’elle est au bout d’une rue sans nom, sans numéro. Quand on me demande où j’habite, je dis que c’est à peu près à tel endroit, ils situent juste le quartier.
Ce matin est un grand matin : j’ai un entretien d’embauche ! Je vais essayer d’intégrer une boîte qui fabrique des extincteurs, à l’étage des tests : test sur feu de bois, sur feu d’huile, sur feu de brousse… je ne suis pas très motivé mais bon. Ce qui me fait plaisir c’est que j’aurai un casque, des bottes phosphorescentes…la panoplie complète !
Bon allez, je sors du lit, j’enfile mes charentaises chantilly et p’tit dèj’ ! Comme tous les matins, je me fais un bon chocolat à l’ancienne : carrés de chocolat dans mon bol, lait à bouillir avec une gousse de vanille puis je verse le lait tout chaud sur les carreaux de chocolat ! (Noir extra le chocolat, bien entendu). Je remue pensivement en attendant que tout soit fondu. Qu’est ce que je vais bien pouvoir dire à Monsieur Martin pour lui faire bonne impression ? Ça ne le fera sans doute pas si je lui explique mon culte de l’approximatif… Ah ça y est tout est parfait : mon chocolat velouté à souhait, mes cinq biscottes beurrées et confiturées. Oui, cinq : quatre c’est trop peu je reste sur ma faim et six c’est trop, après j’ai mal au ventre. J’engloutis le tout en prenant bien mon temps ; une demi-heure après je suis sous ma douche : une trombe d’eau brûlante me tombe sur les épaules d’un seul coup. Une délicate odeur d’amande douce envahit l’habitacle pendant que je me frictionne avec mon gant de crin. Je ressors de là rouge comme un cul de bébé. Je m’habille bien aujourd’hui : mon jean moulant aux fesses mais pas ailleurs, une chemise un peu ample en lin. Classe ! J’attache mes cheveux encore humides en catogan (le vélo les séchera) et je pose mon feutre noir par-dessus. Un coup d’œil dans le miroir ? Parfait ! Allez zou, j’y vais.
Deux heures plus tard, je suis de retour chez moi. Comment ça s’est passé ? Ça ne s’est pas passé, j’y suis pas allé. C’est pas que j’ai pas pu c’est que… j’ai pas pu. C’est pas un problème de volonté mais bien d’incapacité. En plus j’ai paumé mon feutre. Et mon vélo. Ne me demandez pas pourquoi, j’en ai vraiment aucune idée. Je vélotais tranquillement vers le quartier Est quand mon vélo a fait une embardée, comme ça, peut être un caillou sur la route, ou une ornière. Mais je suis pourtant sûr que la route était nickel, elle vient d’être refaite. J’en sais rien. Toujours est-il que j’ai fait un beau soleil et que trou noir, plus rien jusqu’à deux heures plus tard et plus de vélo ni chapeau. Je ne me souviens absolument pas de ce qui c’est passé. Evidemment, l’heure de mon rendez-vous était passée, je suis rentré à la maison. Mes parents vont me téléphoner ce soir pour me demander comment ça c’est passé. Qu’est ce que je viens pouvoir leur dire ? Ils vont me prendre pour un fou et tel que je les connais ça va être de ma faute. Tu aurais pu faire attention quand même ! Pourquoi tu es passée par là ? Et cætera… Et puis après, ils vont s’inquiéter. Tu ne te souviens vraiment de rien ? Mais tu n’as mal nulle part ? Puis suspicieux : tu as heurté quoi en fait ? Comment ça tu ne sais pas ? Tu as pris tes cachets ce matin ? Mais non, je ne suis pas fou, je ne suis pas fou !
Bon, quelle heure il est ? Je crois que je vais aller voir June. Elle n’a pas fini de travailler mais j’ai vraiment besoin de la voir. Sans mon vélo, je dois y aller à pied. Waouh ça fait loin. Du coup elle aura fini de bosser, June.
Tiens, je vais reprendre le même chemin, on verra bien si ce qui a causé ma chute est toujours là. Mais alors, prudence, prudence… ah, voila, j’arrive rue Lang. Bien sur, pas de trace de mon vélo ni de mon feutre. Et pas de traces de ma chute, pas de marques des pneus sur la route, rien… je vais tout doucement en regardant au sol pour trouver… quoi que ce soit qui puisse m’avoir fait tomber de mon vélo. J’arrive comme ça au bout de la rue. Je n’ai rien trouvé.
June est vraiment un ange. Elle ne m’a pas pris pour un fou, elle m’a écouté et elle m’a cru.
- Mais alors, t’es pas allé à ton entretien ?
- Non, quand je me suis réveillé c’était trop tard.
- Comment tu le sais tu portes pas de montre…
- J’ai demandé à la première personne que j’ai croisée.
- Tu peux me dire point par point ce que tu as fait depuis que tu es parti de chez toi jusqu’à ce que tu y retournes ?
- Je te l’ai déjà dit !
- Oui mais répète, je veux essayer de comprendre.
- Bon. Alors, j’ai mis mon chapeau, j’ai pris ma clé dans le cendrier, je suis sorti, j’ai fermé à clé. Je suis allé chercher mon vélo au garage…
- T’es sur qu’il était au garage ?
- Mais oui quand même, ça c’est il y a trois heures, je me rappelle ! Bon, après j’ai véloté jusqu’à la rue Lang. Il n’y avait personne, pas un chat. C’est bizarre d’ailleurs, il y a toujours plein de monde à cette heure, non ?
(Elle acquiesce)
- Bon là j’avance tranquille, je sifflais je crois, quand mon vélo cogne dans quelque chose que je ne vois pas, du coup je tombe de mon vélo, tête la première et là trou noir, je me réveille à peu près deux heures plus tard, au même endroit sans mon vélo ni mon chapeau. Voila. Je suis rentré, à pied.
- Ouais… tu es retourné à l’endroit ?
- Oui mais rien, aucune trace, même pas de…sang…
- Tu as saigné ?
- Non… j’ai traversé toute la rue les mains en avant en marchant tout doucement, j’ai cherché le long des trottoirs, tout… rien.
- Bizarre autant qu’étrange en effet… tu as pris tes cachets ?
- Arrête c’est pas drôle, je suis pas fou !
- Je sais mon p’tit loup, je sais… on va chez toi ?
Ses doigts étroitement enlacés dans les miens, nous cheminons vers mon chez moi.
- Tu en as parlé à tes parents ?
- Pas encore, ils vont sans doute m’appeler ce soir… ils vont encore me prendre pour un fou…
- Tu n’es pas obligé de leur dire ce qui s’est passé…
- Ils vont quand même me demander pourquoi j’ai pas été à mon rendez vous…
- Oui, bah t’as qu’à pas leur dire !
- Qu’est ce que tu veux que je fasse ? Je vais pas leur mentir tout de même !
- Tu peux… rester approximatif !
- Hin hin, c’est malin…
Et là, en plein milieu de la rue (bondée cette fois) je m’écroule, cassé en deux. Genre coup de poing dans le ventre. Estomaqué quoi. J’entends June qui crie « Ludwig !» avant se sombrer une seconde fois. Deux fois dans la même journée ça commence à faire beaucoup…
Je me réveille comme une fleur, sous les baisers de June. Au moins une bonne chose dans ma journée. Ah, et je suis dans mon lit. Qu’est ce qui s’est passé ? June se penche sur moi avec un sourire mi inquiet-mi rassuré.
- Ludwig ! Comment tu te sens ?
- Beuh, bah ça va. Je crois. Ouais ça va. Qu’est ce qui s’est passé ?
- Tu ne te rappelles pas ?
- Ben je me rappelle m’être fait frapper dans le ventre et d’avoir perdu connaissance. C’est tout. Je suis resté combien de temps dans les vapes ?
- Une heure, à peu près.
- Qui est ce qui m’a ramené dans mon lit ?
- Un monsieur dans la rue. C’est bizarre il avait pas du tout l’air étonné…
Là, tout de même, tilt…
- Ah bon ? Comment ça ?
- Bah, il t’a vu tomber, il a sourit, il t’a pris sous les bras, moi j’ai pris tes pieds et on est montés chez toi… c’est tout.
- Il ne t’a pas dit son nom j’imagine ?
- Non, et il est parti tout de suite, il n’a même pas voulu un café.
- Ouais, j’ai aucune chance de le retrouver quoi…
- …
- …
- (moi) Tu veux un chocolat ?
-
- Oui… s’il te plait…
- Ok, c’est parti !
Lait qui bout, chocolat dans les bols, shlurp, shlurp, moustaches de chocolat.
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